dimanche 23 mai 2010

La crise éducative, symptôme et creuset de la crise sociétale, par Anne Fremaux

LEMONDE.FR | 05.04.10 | 15h56

On recommence à parler aujourd'hui, après des années d'occultation, de la violence à l'école. Sans doute, ce problème est-il devenu trop évident pour qu'on continue à l'éluder et à faire comme si tout était "pour le mieux dans le meilleur des mondes" au sein de nos écoles. Celles-ci ne sont plus les sanctuaires dont on parlait autrefois. Bien au contraire, elles sont devenues les vitrines d'un mal-être sociétal "global", mal-être dont l'école est en partie victime et en partie responsable dans la mesure où elle ne remplit plus son rôle d'éducation à la pensée et à la citoyenneté. En plaçant "l'élève" et non plus le "savoir" au centre des préoccupations éducatives, les artisans des réformes pédagogistes avaient cru résoudre le problème en jouant sur les mots, comme si la question n'était que sémantique. L'élève ou plutôt "l'apprenant" n'a jamais été aussi pris en considération formellement et pourtant, jamais il ne s'est senti aussi factuellement abandonné.

Les "décideurs", en faisant primer l'économique sur toute autre valeur, en laissant la laideur (publicité, bétonnage, cités…) s'installer dans les villes et les campagnes, en laissant les enfants grandir devant des écrans de verre où violence, médiocrité, cynisme et pornographie se font concurrence, ont contribué à accentuer cet état de déréliction et de désolation morale que connaît actuellement la jeunesse. Que peuvent espérer nos jeunes d'une société dont le rêve se confond avec celui d'une marchandisation totale des corps et des esprits, dont le seul projet est la reconduction infinie des besoins matériels et où l'instrumentalisation économique des connaissances conduit à l'évacuation de la littérature, de l'histoire, des langues anciennes et de la poésie ? Quels espoirs, quels rêves donnons-nous à cette jeunesse qui ne se reconnaît pas dans le monde que nous construisons à coups de croissance, de PIB, de visées exclusivement quantitatives ? Comme le disait un slogan de Mai-68 "on ne tombe pas amoureux d'un taux de croissance"

Hannah Arendt, dans un texte célèbre – La Crise de la culture, qui n'a pas perdu de sa vigueur –, s'interroge sur ce que la crise de l'éducation révèle de notre société. Loin d'être un symptôme isolé, local, elle traduit la désorientation d'un monde tourné exclusivement vers des buts marchands, des valeurs individualistes (au détriment du collectif), vers le faire-savoir plutôt que vers le savoir. La préoccupation principale des familles est alors que leurs gamins "s'en sortent", quel que soit le moyen : "Star Ac", "Nouvelle Star", football, peu importe ! Les enfants ont parfaitement compris le dogme utilitaire qui régit notre société. En témoignent un tag dans une école primaire qui énonce ainsi sa rage : "On s'en fout de votre école, on veut des thunes" ou encore le leitmotiv, prétendument critique, inlassablement opposé aux professeurs de philosophie : "La philosophie, on s'en fiche, ça ne sert à rien !" Les téléphones portables et les I-phone s'échangent dans les cours de récré et dans les salles de classe ; c'est à qui aura le survêt le plus cher ou la casquette la plus "tendance", le dernier chic étant de laisser l'étiquette apparaître pour que le prix soit directement visible. Dans certaines classes, impossible de faire un cours de philosophie sur l'art sans analyser la panenka de Zidane en finale de la coupe du Monde, la figure de l'artiste étant définitivement circonscrite, aux yeux de certaines classes sociales, au footballeur ou à la star du show biz.

La mode du débat participatif a rendu le rapport au savoir difficile : tout le monde a le droit de donner son avis ("à chacun ses opinions") et certains ne voient pas pourquoi ils s'obligeraient à la lecture de tel ou tel auteur qui contredit le leur : pourquoi lire Le Dernier Jour d'un condamné, de Victor Hugo ou le discours de Robert Badinter à l'Assemblée nationale, quand on est résolument partisan de la peine de mort ? C'est là le résultat inévitable d'une relativisation des sources du savoir et de la réduction de la fonction de l'enseignant à celle d'"animateur pédagogique". Réussite éducative, crieront certains ! L'élève s'est enfin émancipé de la tutelle de l'enseignant pour penser par lui-même. Sauf que tout comme la liberté, la pensée n'est pas une "donnée immédiate", mais nécessite médiation, travail et apprentissage.

L'autonomie, comme l'indique son étymologie (auto-nomos), n'est pas la capacité de faire ou de penser tout ce qui nous passe par la tête, mais bien au contraire de se donner à soi-même des lois ou des contraintes pour devenir un être majeur au sens de Kant. Le chemin vers l'autonomie est tortueux et difficile. Le savoir n'est pas non plus assimilable au savoir-faire. Le culte ou plutôt, comme le disait Arendt, le pathos de la nouveauté, a gagné aujourd'hui toutes les sphères de la société : il faut convoiter un objet parce qu'il est nouveau, ludique, le dernier venu dans l'ordre des objets techniques, quels que soient son but ou sa finalité. Peu importe ce qu'il apporte à notre société en termes de progrès véritable et de bien-être. Puisqu'"on n'arrête pas le progrès", la question des fins, concernant la technique, a été évacuée une fois pour toutes. Toute contestation, sera systématiquement qualifiée de "réactionnaire", terme repoussoir qui a l'avantage d'invalider a priori toute possibilité de remise en question. Le progrès de l'éducation consistera donc à se tourner vers les objets techniques nouveaux et à substituer au savoir, c'est-à-dire à l'éducation à la pensée, le savoir-faire technique. De simple moyen, la technique est devenue une fin ininterrogée.

L'éducation a au contraire cela de particulier qu'elle est tournée vers le passé. Peut-elle vraiment être progressiste ? Le mythe du progrès avec les conséquences économiques, sociales, anthropologiques et écologiques qu'il recouvre, nous semble au contraire devoir être interrogé. La vraie question est celle que pose Jean-Paul Besset dans son livre éponyme, Comment ne plus être progressiste... sans devenir réactionnaire… L'adulte a en effet une responsabilité de taille à l'égard des enfants et des adolescents, celle d'assumer le monde qu'il leur offre. Cette responsabilité, selon Arendt, s'appelle "l'autorité". Celle des parents n'est pas celle du professeur : l'éducation n'est pas l'instruction. Les deux tâches ne sont pas à confondre comme on le fait très communément.

Aujourd'hui, on demande trop à l'école : éduquer, enseigner, fournir des diplômes et servir également de garde-fou social, voire de garderie sociale… Sans soubassement éducatif préalable assuré par le monde adulte dans son ensemble, et pas seulement par le parent, mais aussi par le voisin, le quidam dans le RER ou le train de banlieue, sans destin collectif, l'école ne pourra pas longtemps servir de filet protecteur. Il faut sans doute rappeler que la démocratisation ne signifie pas, dans l'esprit républicain, le nivellement des exigences par le bas, mais au contraire la transmission du sens de l'effort pour le plus grand nombre. Il faut également rappeler que le marché à lui seul ne constitue pas un projet de société. Il est même le lieu où prennent naissance les inégalités qui perdureront tout au long de l'existence sociale ; il est par essence le lieu même de l'aliénation opposée au projet émancipateur de l'école.

L'école, aujourd'hui, est sommée de s'adapter au marché, de créer de futurs agents "opérationnels". Nous aurions plutôt envie, à l'heure d'une crise écologique sans précédent, de l'inviter à renouer avec la beauté, la gratuité d'un savoir qui permettrait véritablement de s'orienter dans le monde, ce qu'autrefois on appelait les "Humanités". Au risque, sinon, de devoir nous demander à l'instar de Pierre Rhabi, non seulement quelle terre nous allons laisser à nos enfants, mais aussi "quels enfants nous allons laisser à cette terre"...

Anne Frémaux est agrégée de philosophie.

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire

Remarque : Seul un membre de ce blog est autorisé à enregistrer un commentaire.